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Aménagement et Territoires
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Comment mettre en place une « bulle de confiance » entre partenaires ?

10 avril 2024
Philippe LORINO

Le Think Tank de la Fédération Cinov, CinovAction, travaille à apporter des propositions de réponses à des situations économiques et sociales qui s’apparentent à de profondes mutations, voire à des ruptures économiques. Les membres travaillent autour de 2 axes principaux : la notion de risque en lien avec l’innovation ainsi que les notions de gouvernance et d’usage.

Initié par Jean-Luc Reinero, animateur du Think Tank, Vice-Président Emploi-Formation fédéral et fondateur de Rainbow Ergonomie, le projet « La Bulle de confiance » a vu le jour. Philippe Lorino, professeur émérite à l’ESSEC Business School et chercheur, a participé au projet et nous partage son analyse :

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Qu’est-ce qui vous a poussé à participer au projet « Bulle de confiance » de CinovAction ?

Ce qui m’a paru intéressant est que les entreprises membres de la Fédération Cinov interviennent généralement dans le cadre de projets coopératifs où plusieurs entités collaborent. Elles fournissent de la prestation intellectuelle dans le cadre de projets qui peuvent être de tailles variables, mais où il y a un impératif de coopération entre des acteurs différents : de tailles différentes, de statuts différents (acteurs publics, acteurs privés, maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, concepteurs, contrôleurs, etc.). Ce qui m’a intéressé, c’était de voir comment ce genre de coopération entre acteurs hétérogènes, qui portent des compétences complémentaires, assez différentes les unes des autres, pouvait se mettre en œuvre collectivement de la manière la plus efficace possible pour tous ; et d’étudier comment assurer une logique à somme positive où tout le monde y gagne, plutôt que se positionner (ce qui est traditionnellement le cas) sur une philosophie de jeu à somme nulle, où ce que gagne l’un, l’autre le perd. Analyser comment se trouver dans une logique de coopération qui produit des solutions satisfaisantes pour tous, parfois innovantes, qui permettent à tous d’y gagner, était très instructif.

Cette idée de « Bulle de confiance » est à mon sens une des voies de réflexion qui manque le plus dans le contexte français (et peut-être même au-delà de la France), dans le sens où la philosophie qui prévaut aujourd’hui est celle du contrôle : contrôle mutuel, reflétant un certain manque de confiance au départ ; une méfiance, soit sur la bonne volonté des uns et des autres, soit sur la compétence et la compréhension des enjeux. Cette méfiance est fondée sur des arguments autant techniques que moraux ou éthiques. Mais le problème de cette approche par le contrôle est qu’elle est faillible, et surtout qu’elle a un coût pour la collectivité et pour chacun des acteurs, car elle les conduit à gérer leur risque de manière isolée. Chacun prend des marges de sécurité par rapport aux défaillances éventuelles des autres, et donc on accumule ces marges de sécurité dans les projets. Le coût du contrôle fait que, globalement, tout le monde y perd : que ce soit le client, le maître d‘ouvrage... tous les différents intervenants sur le projet. Le collectif n’est pas gagnant dans cette situation de méfiance mutuelle.

Pouvez-vous définir un peu plus en quoi consistent ces marges de sécurité prises par chacun lors d’un projet coopératif ?

Cela consiste de manière simple à augmenter un peu les prévisions budgétaires, ou les prévisions en termes de délai, pour se réserver des possibilités de réagir : au cas où un fournisseur ferait défaut par exemple. Cela laisse le temps de se retourner, de re-négocier avec d’autres fournisseurs… Dans cet exemple, il faut compter avec le fait que ce « retard », avec re-négociation de dernière minute, va aussi engendrer un surcoût ; donc on revient sur les marges de sécurité budgétaires. On garde du « mou » pour pouvoir réagir.

D’une manière générale, quand il n’y a pas de confiance suffisante dans la manière dont les partenaires vont se comporter dans le projet, on essaie de se donner des primes « d’assurance » en termes de délai ou de budget .

Comment peut-on mettre en place, de manière pratique, ces « bulles de confiance » qui vont permettre une collaboration efficace ?

Les processus à mettre en place sont très simples et ne sont pas spécialement innovants. Il s’agit par exemple de se donner des règles de transparence minimum. Chacun des acteurs doit pouvoir, dans les pratiques de gestion du projet, faire état à la fois de ses contraintes, de ses difficultés ou de ses opportunités, de manière à globaliser le traitement des problèmes et des opportunités. Personne ne devrait complètement cacher sa copie. Cet impératif de transparence est finalement à la fois une question de climat entre les personnes, mais aussi de règles de fonctionnement. Par exemple, en mettant sur la table les comptes de résultat prévisionnels…  Je suis intervenu sur un projet dans la communauté urbaine de Bordeaux où les promoteurs mettaient à disposition des autres acteurs leur compte de résultat pour montrer les véritables marges dont ils disposaient. 

L’actualité nous montre les difficultés que rencontre le secteur agro-alimentaire, avec une bataille constante autour des marges des distributeurs, des industriels, des agriculteurs... On a là le contraire d’une bulle de confiance : chacun pense que l’autre fait des marges sur son dos et les réponses sont toujours des replâtrages à court terme peu viables.

Ces règles sont apparemment simples dans les moyens techniques utilisés, mais elles sont aussi complexes au niveau de la culture, du climat de coopération et de l’état d’esprit, car cela va à l’encontre de la culture dominante de défiance et de contrôle.

Un autre élément peut consister dans le fait que le maître d’ouvrage accepte de budgéter un certain montant de ressources et de temps pour gérer les aléas, les imprévus, de façon collective. Par définition, on ne sait pas d’où va venir l’aléa, l’avenir est par définition incertain. Mais il y a de fortes chances qu’à un moment ou un autre on rencontre une difficulté, sans que l’on sache à l’avance qui va y être directement confronté. Les maîtres d’ouvrage doivent accepter d’avoir un fond de secours géré de manière collective, tous consentant à ce que l’acteur qui rencontre un aléa puisse y puiser pour résoudre son problème, moyennant, bien sûr, certaines garanties. Cela va, là encore, à l’encontre de la culture dominante, dans laquelle les maîtres d’ouvrage essaient de serrer leur budget et n’acceptent pas de « slack ». Ce terme est issu des sciences des organisations et désigne le mou d’un élastique ; ici, par extension, cela désigne le fait que le budget du projet n’est pas totalement tendu et que l’on accepte une part de « mou » pour faire face aux aléas. La question est donc : les maîtres d’ouvrages acceptent-ils cette logique, ou restent-ils dans une logique de budget le plus tendu possible qui fait qu’à la moindre difficulté, chacun se renvoie la balle et les perturbations globales peuvent devenir majeures ?

Mettre en place une bulle de confiance n’exige pas des moyens sophistiqués, mais une utilisation différente de ces moyens (budget, prévision de délais, PERT...) qui repose sur une culture différente. 

Existe-t-il des pays plus enclins à mettre en place des bulles de confiance, où ces process sont plus appliqués qu’en France ? On pense notamment aux pays du Nord qui ont une culture de la transparence plus poussée que dans l’Hexagone…

Cela fonctionne mieux ou différemment dans d’autres pays. D’abord, le clivage entre les différents acteurs d’un projet de construction, d’urbanisme, d’ingénierie, notamment le clivage entre maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre et entreprise générale, est gravé dans le marbre en France, inscrit dans la loi, car on veut éviter les collusions et assurer l’indépendance de chaque intervenant. Mais il y a des pays où il est assez courant qu’un projet soit pris en charge par un seul acteur qui fédère en son sein (c’est d’ailleurs un peu l’idée des PPP - partenariat public-privé - en France) maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre et exploitation future, ce qui bien sûr ne supprime pas l’utilité d’un contrôle externe, pour des raisons de compétences et de diversité de points de vue. C’est une pratique assez courante dans les pays anglo-saxons. L’existence d’un slack à gérer de manière mutualisée pour faire face à l’incertitude et aux risques est plus courante dans les pays scandinaves qu’en France.

Les pratiques dominantes restent des pratiques de contrôle et de méfiance un peu partout, mais à des degrés divers. La France est probablement dans le haut de l’échelle de la méfiance et du recours à la règle impérative doublée du contrôle !